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Un peu plus tard, Gosseyn Deux réussit enfin à attirer l’attention de son alter ego, par-delà d’incommensurables distances :
— J’ai partagé les sensations que tu perçois ; elles sont identiques à celles que nous avons reçues en provenance de ce vaisseau étranger lorsque nos défenses ont été momentanément percées… L’ennui, c’est que tu es là-bas, sans aucune protection.
Étant donné l’énorme barrière interstellaire qui se dressait entre l’ennemi et lui, c’était une explication plutôt surprenante. Mais dont la probabilité était assez élevée. Les tentatives de contrôle mental effectuées par le vaisseau étranger ne pouvaient traverser les défenses électroniques du navire dzan ni celles des unités de la flotte d’Enro.
Mais, d’une façon ou d’une autre, ces instruments incroyablement précis avaient gardé le contact avec Gosseyn Trois. Et bien qu’ils n’en soient probablement pas conscients, il était, pour eux, l’être humain le plus important, l’individu qui, par inadvertance, se trouvait responsable de la transmission de leur navire avec tout son équipage, de leur propre galaxie dans celle-ci.
Ils soupçonnaient sûrement quelque chose. Car, bien qu’il soit à de nombreuses années-lumière de là, ils restaient électroniquement conscients de sa localisation et tentaient de s’emparer de lui grâce à leurs instruments perfectionnés.
Il se dit aussitôt : « Pourquoi ne pas les laisser s’emparer de moi ? »
Il posa la question à Gosseyn Deux :
— Que pourrais-je faire, si j’étais à bord de leur navire ?
— Cela retarderait au moins une chose, la rénovation de l’Institut de Sémantique générale sur Terre.
Il y avait une solution, que Trois développa mentalement :
— Lorsque Dan Lyttle sort de son travail, il peut revenir ici pour dormir. Si je vais à bord du vaisseau étranger, je pense pouvoir lui laisser la responsabilité de l’Institut… et je crois que c’est ce que je vais faire, dès que je me serai débarrassé, ici sur Terre, d’un fauteur de troubles en puissance.
— Tu es plus brave que moi, acquiesça l’autre d’un air résigné. Et l’enfant, que deviendra-t-il ?
Gosseyn s’était laissé absorber par ce dialogue. Il jeta alors un coup d’œil autour de lui et fut légèrement surpris de s’apercevoir qu’Enin avait disparu. Cette étrange expression sur son visage… il manigançait quelque chose…
— Je pense que je peux le laisser ici quelque temps avec Dan. Je doute qu’il soit raisonnable de le faire revenir à bord de son vaisseau en ce moment. (Il sourit.) Sa rééducation par la Sémantique générale n’est pas encore terminée. D’ailleurs, je ferais mieux de te dire au revoir et de chercher où il est…
… Un gros homme en manches de chemise. C’était de lui qu’émanait cette voix menaçante.
À la recherche d’Enin, Gosseyn avait parcouru le long couloir crasseux jusqu’à la loge du gardien. Cet être indigne était là, couché par terre, et il crachait des informations au petit garçon qui – c’était évident – l’avait « brûlé » plusieurs fois avant que l’homme comprenne que seule une confession sincère pourrait le sauver des capacités très spéciales de cet enfant démoniaque.
Ce nom qu’il finit par sortir – Gorrold – était sur la liste que Blayney lui avait donnée de ses deux cents plus importants partisans qui se réunissaient dans la fameuse arrière-salle.
Et Gosseyn, qui s’était aussitôt rendu au bureau de cet homme, regardait maintenant, légèrement déçu, le corps trapu et le visage insolent de Gorrold. Parce qu’il ne pouvait pas envoyer quelqu’un habillé si légèrement sur ce monde glacé…
Tout en envisageant d’autres éventualités, Gosseyn dit avec désinvolture :
— Le président Blayney m’a demandé de venir vous voir. Peut-être pourrions-nous aller quelque part pour déjeuner ou prendre un verre ?
Au moins, le fait de sortir obligerait Gorrold à mettre une veste.
Mais les yeux gris provocants de ce visage rébarbatif aux traits lourds se contentèrent de le regarder fixement.
— Nous pouvons aussi bien prendre ce verre ici.
— Comprenez-moi bien. Il s’agirait d’un entretien privé qui ne peut avoir lieu dans un bureau où l’on peut nous entendre.
— Si le président veut me donner des instructions confidentielles, il n’a qu’à décrocher le téléphone comme il l’a fait une centaine de fois ; et lorsque je reconnaîtrai sa voix, je dirai : « Oui, monsieur le président. Considérez que la chose est faite. » (Son visage se fit encore plus menaçant.) Mais je ne recevrai pas d’ordre d’un messager que je n’ai jamais vu auparavant.
Gosseyn, qui le cherchait des yeux, aperçut enfin le veston. Il était posé sur ce qui devait être le bar, dans le coin le plus éloigné.
— De toute évidence, vous n’avez pas évalué à sa juste valeur ce que je viens de vous déclarer. Aussi je vais simplement retourner dire au président que vous préférez ne pas recevoir sa communication confidentielle. Vous êtes d’accord ?
Gorrold le précéda jusqu’à la porte de son bureau, qu’il ouvrit ; puis il appela sa secrétaire.
— Mademoiselle Drees, reconduisez ce monsieur.
Lorsque Gosseyn passa devant lui pour franchir le seuil, Gorrold dut reculer d’un pas et se trouva ainsi en partie dissimulé par le battant. À ce moment précis, Gosseyn le transmit jusqu’au monde glacé.
Puis il saisit le bec-de-cane et dit, comme s’il parlait à Gorrold : « À bientôt. » Presque simultanément, son regard se posa sur la veste abandonnée sur le bar. Son cerveau second en prit une photo mentale et la transmit aussi sur cette lointaine planète des glaces.
Sur ce, il referma doucement la porte du bureau derrière lui. Et quelques instants plus tard, il passait devant la secrétaire et sortait des locaux.
Tout en se dirigeant vers la sortie, il se dit, un peu tardivement, qu’il fallait espérer que Gorrold avait bien dressé son personnel, et que Mlle Drees n’oserait pas entrer dans le bureau de son patron sans y avoir été invitée.
Il valait mieux, pour la rénovation de l’Institut de Sémantique générale, qu’on ne puisse soupçonner aucun lien entre la visite de Gilbert Gosseyn et la disparition de Gorrold.
Une seconde d’inattention… et à ce moment exact, la sensation mentale qu’il éprouvait depuis quelque temps se transforma en un tourbillon de ténèbres.